Partager avec les copains [1] d’abord
L’Hermitage n’a pas attendu la mode de tout partager pour se lancer. Depuis 10 ans déjà, [2] 2 jours durant, les tâches se répartissent pour sortir le four de sa léthargie annuelle. Les sarments offerts par le vignoble de Saint-Martin fournissent d’abord une amorce de bois alimentaire. Les billots [3] livrés par la Commune chauffent ensuite à blanc la voûte sans débourser un sou. Le four est alors prêt à recevoir la pâte fraîche de la nuit : gracieusement, elle vient remplir les meubles boulangers prévus à cet effet. Pour la réfrigérer, un fil branché sur le courant de la voisine lui apporte l’électricité. Même l’eau, les premières années, venait de chez l’habitant pour plus de sécurité. Un extincteur professionnel n‘est venu de la Mairie qu’après. [4]
La brouette de récupération des cendres est évidemment garantie d’époque : elle a été rafistolée cette année pour ne rien gâcher [5]du tout.
Total résultat, le pain est offert aux premiers passants venus se mettre une bouchée sous la dent. [6]. Il suffit de tendre la main pour avoir son morceau. Sans le lâcher, en grignotant, chaque visiteur pivote sur ses talons. Face au four, son estomac dévore des yeux le mur d’en face. A la voisine, il affiche tout le quartier à qui sait regarder.
Quand on n’a que le ciel et le soleil à offrir en partage
Pour un temps, le quartier pratique ce qu’il a toujours connu : entre voisins, un prêté pour un rendu, permet de survivre bon an mal an depuis la nuit des temps. Sans le savoir, le quartier fait comme partout en Europe : sans élucubration plus haut que terre-à-terre chacun couvre ses besoins élémentaires. En partage, un savoir-faire s’ hérite d’âge en âge : pas étonnant donc qu’il se transmette de bouche à oreille depuis longtemps. Après, naturellement, chacun a su lire et écrire pour se passer la pratique sur du papier. Devenue théorie, à la force du poignet, elle élève le quartier à l’échelon national. Par ce biais, il monte en grade quoi qu’il arrive. Après l’ascension sociale, il se hisse au plus haut niveau. Tout d’un coup, la contamination atteint l’Europe entière. Partager est devenu la coqueluche de l’année. C’est à se demander s’il ne manque pas un peu d’imagination dans les hautes sphères. Elle est pourtant nécessaire pour envisager le bien commun. Sinon, seuls l’air ou le soleil se partagent gratuitement.
Sans payer pourtant, un coin d’un hameau ancien se dévoile. Le pain n’est que l’occasion qui fait le larron : il est ce qui reste d’un monde en voie de disparition. Il prend son temps puisqu’il a la vie devant soi. D’ailleurs, bien vivant, il fréquente à deux pas pour envisager un avenir. Une fois la promise trouvée, sous la couette avec elle, un lopin de terre donne la permission. Les enfants nés de cette façon survivent avec souvent de quoi manger. Il suffit de rentrer dans le rang comme de tous temps. D’ailleurs, sans mettre tous les œufs dans le même panier, le quartier a plusieurs cordes à son arc. Pour s’en tirer, la vigne fait merveille le long du coteau bien exposé.
La France de plus en-bas que terre
Tout a commencé depuis belle lurette puisque l’eau est abondante de tous les côtés. L’Oise ou la Ravine alimentent la nappe phréatique. En sous main, elle dispense de mettre de l’eau sur les épinards. Les terrains, eux, sont proches des falaises faciles à creuser pour se loger. Probablement, certains ont pensé faire mieux avec l’extraction des pierres : mais les transporter n’allait pas de soi : par bateaux ou sur des charrettes, dépasser les 20 à 30 km devenait impensable. [7]. Les calcaires du quartier ne méritaient pas de bâtir les constructions royales.
A défaut de chaumière, la roche pouvait abriter sous terre. Il suffisait d’une cheminée pour pendre la crémaillère. Le petit bétail faisait le reste pour se chauffer. Puis, les temps prospères faisaient sortir des cavités. Bâtir en dur devenait le domaine du possible. Du coup, la “carrière demeurante” servait encore à quelque chose. Avec un four, elle trouvait à se nourrir. Le tour était joué : chaque troglodyte s’offrait un four flambant neuf.
Désormais sa demeure servait de remise où conserver ses outils de travail. Lui, avec le temps, s’équipait d’animaux de traits. De journalier, il devenait laboureur avant que le progrès menace l’avenir du cheval. L’industrie avançait à grand pas. Elle habituait les cultivateurs à mécaniser leurs outils à mains. Ils conservaient pourtant des habitudes acquises : les faucheuses-lieuses n’allaient pas aussi précis récolter les recoins. Ils y trouvaient plus de grains à glaner pour leurs poules.
La vigne pour sa part a donné son comptant de Ginglet, vin de soif pour couper l’eau de ses miasmes.
Cet état de faits ne pouvait pas durer : il a fallu que le phylloxera s’en mêle pour avoir raison de la vigne.
Même planté en fruitier, le quartier ne faisait plus le poids : pour vivre, il fallait se placer dans les marchés hors du quartier.
Tout est alors allé si vite que personne ne prenait plus le temps de partager. Tout le monde avait les moyens de s’équiper. Chacun engoncé dans sa voiture dépassait son voisin sans vraiment le voir. Lui passer les nouvelles devenait inutile. Les journaux les colportaient à domicile chacun chez soi. Puis la télévision a monopolisé le peu d’attention qui restait pour causer. Finalement, les congés payés se prenaient par avion. Le pain du patrimoine devenait bretzel, bagels, blinis, pumpernickel ou broa de milho ou même ciabatta.
Une fois les vacances passées, l’opulence faisait son entrée triomphante.
Mine de rien, le quartier avait troqué son pain quotidien pour une pizza globale.
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