Le partage dans la nuit des temps
L’eau à fleur de terreau du quartier a attiré des tas de gens très tôt. Comme partout, elle a offert à boire et à manger : là commence le partage improvisé : une fois l’eau découverte à flanc de coteaux, il suffisait de s’installer.
Se loger n’était pas sorcier du tout : le tuffeau tendre tendait les bras à qui voulait creuser sans trop se fatiguer. En contrebas, la Ravine offrait un endroit rêvé pour laver le linge de toute la famille. Son toit apparait à main droite du tableau. Pour les lavandières, le peintre n’y a pensé qu’au bord de l’Oise. [1].
Les maisons du fond de la toile avaient leur puits perso. Là, au bout d’une corde, les sceaux se tiraient au quotidien hors les margelles. Des siècles se sont écoulés ainsi sans rien de nouveau à l’horizon. Une pompe à bras à eu finalement raison de ce climat idyllique. Sur le devant de la scène, elle a fait de l’ombre aux puits anciens. Du coup, il se sont cachés complètement oubliés.
Dire que, grâce à elle, le quartier a prospéré serait exagéré. Mais elle a contribué à satisfaire ses besoins élémentaires. En tous cas, elle mettait du beurre dans les chaumières. Bêtes et gens restant précaires cependant, partager était une habitude à prendre. Un panier de légumes en bord de sente s’adressait au voisin moins chanceux cette année. Un donné pour un rendu, l’année prochaine serait à charge de revanche. Sans mot dire, chacun faisait, un clin d’œil de bon voisinage. Sans maudire. le hameau partageait ce qu’il n’avait pas. En toute saison, les besoins étaient juste couverts pour peu que le gâchis soit strictement interdit.
Le pain quotidien ne se jetait pas surtout. Il devenait pain-perdu pour les grandes occasions. C’est dire que voler une poule ou un lapin était se mettre mal avec les gens du coin. La disette apparaissait alors dans la presse locale.
Partager ce qu’on a pas
Même en plein rationnement, vous pouviez arriver chez l’habitant sans crier gare : à midi tapant, le couvert était mis pour toute une tablée. L’invité se trouvait bien nez à nez dans son assiette propre. Ensuite, il restait quelques miettes à se mettre sous la dent. De toutes les manières, le compte était bon. Rien ne manquait en fait : le voisin avait ce qu’il fallait en cas de force majeure. Et sur le temps, le prêt à gage devenait un don pur et simple. Du matin au soir, les villageois restaient naturels sans forcer : pour eux vivre c’était donner, recevoir et rendre sans complication aucune. La sagesse de chacun ne donnait pas outre mesure pour n’obliger personne. Et comme les besoins étaient tout juste couverts, dépasser les bornes ne venait même pas à l’idée. Avant la date, l’Hermitage vivait son autonomie en économie circulaire.
Un savoir-faire empirique en partage
Chacun bornait son terrain : les vaches, dans ces conditions, étaient très bien gardées. Mais pour tous, le bouche-à-oreille désignait les bons plants adaptés. Un semis réussi se savait d’une année sur l’autre. A qui voulait l’entendre, chaque lopin en prenait pour son grade. Telle parcelle donnait à plein dans les poireaux. Telle autre excellait dans les choux. Quant à la vigne, le soleil, là, avait son mot à dire. Le terroir décidait aussi le versant à planter en fruitiers. Passer outre s’était s’exposer à ses risques et périls. Mieux valait ne tenter sa chance que les années sures et certaines.
Tout se calcule au plus juste
La pratique aurait pu continuer toute une éternité ainsi. Mais pour gagner du temps, le quartier s’équipait des progrès technologiques. Chacun ayant sa montre désormais, la cloche ne partageait plus les heures avec tout le monde. Seul le vent restait un bien pour tous : une girouette indiquait d’où il venait De cette facon, le quartier ne perdait jamais le nord.
Sans perdre le fil non plus, le quartier sautait avril qui ne se découvre pas. Une stations météo venait alors confirmer le dicton devenu désuet.
La pluie, même tombant à verse, n’était plus sujet à controverse.
Jusqu’à l’acidité des terrains devenait mesurables à merci. Quelque part, les maraîchers jouaient cartes sur table. Le hameau se détachait des impondérables du terrain. La moindre parcelle était triée au peigne fin sur le volet. Le laboratoire envoyait son diagnostic après. Les bons résultats garantissaient de manger à sa faim pour un temps. Joindre les deux bouts étaient à portée de toutes les bourses.
Assuré en cas d’accident
Même sans un sous, chacun était assuré d’un bon coup de main en cas de pépin. Au pire, le voisin accourait pour faire la chaîne. A tour de bras, le hameau venait à bout de toutes les misères. Même l’enfer se pavait de bonne volonté : le moindre hurlement de la sirène ameutait le quartier à la pompe : à bras raccourcis, les sceaux en cascade avaient raison du moindre incendie.
On ne prête qu’aux riches
Puis, à grande vitesse, le hameau s’est enrichi : les exigences de l’abondance sont devenues exorbitantes. Prêter, à la rigueur, pour un rendu, n’était pas reprendre ni voler. Le partage s’est mis ensuite à se calculer sans beaucoup de monnaie ni sonnante ni trébuchante. Un sain égoïsme était toléré jusqu’à l’opulence où personne ne cédait sur rien. De fait, partager était devenu moins nécessaire : la culture s’était déplacée vers les grandes surfaces à céréales. Les rendements étaient montés en flèche avec l’abandon des productions variées. Une seule culture à grande échelle rendait désormais à profusion. Du coup, cultiver devenait un loisir : seules quelques parcelles restaient cultivées pour de bon. Elles parvenaient à cacher leur misère dans l’opulence générale.
Le partage motorisé
A la force du poignet, l’énergie s’est vue renouvelée. L’Hermitage lui a substitué des moteurs moins gourmands en labeur. Pour labourer, désormais, même peu profond, les gros tracteurs avaient fait des petits. Des motoculteurs facilitaient le coup de bêche tant pratiqué par
les générations d’avant.
Du marché à l’économie à l’Economie de marché
Avec les motoculteurs, les machines simples [2] avaient fait leur temps. Désormais, motorisée, la consommation exigeait une production accrue.
A ne savoir qu’en faire, les déchets étaient alors jetés dans la nature.
Puis toutes les ordures sont entrées de plain pied dans l’économie de marché.
Dans le cochon tout n’était plus bon mais tout pouvait se vendre. C’était sans compter les limites imposées au gâchis par lui-même. Au point que les anciennes manières revenaient sur le devant de la scène : pour ne pas tourner en rond, l’économie était l’unique planche de salut. Le quartier pensait se tirer d’affaire par ce tour de passe-passe : en fin de compte, l’argent permettrait de se raccrocher aux branches. Nouvellement riche, le quartier n’avêkà scier du bois sans s’asseoir dessus.
Circulez hors-sol sans rien avoir
Malheureusement, ce faisant, les biens du salut s’étaient envoyés en l’air : seules les abeilles ouvrières n’entraient pas dans la danse monétaire : faute de combattantes, les ruches menaçaient de cesser la guerre du miel.
Toutes les facultés se bricolaient alors une théorie sur le champ : la disparition des butineuses n’était qu’une goutte d’eau dans la mer. De réelles menaces pointaient à l’horizon. Au nom du progrès, les savants ré-inventaient la roue moyennant monnaie bien entendu. Et s’il n’y avait plus de monnaies, des bitcoins électroniques couronnaient le tout. A ce bas-prix, chacun restait roi dans son propre pays. Hors-sol, le terrain lui-même devenait virtuel.
Connecté dans le monde entier mais seul sans partage
Heureusement les enfants des écoles remettaient les pendules sur terre. Pour affronter le futur, ils venaient, à pied, glaner ici un savoir-faire.
En quelque sorte le vieux Monsieur barbu - C. Pissarro, sur la pancarte - leur démontrait qu’il est (encore) possible de bien vivre sur terre. A condition évidemment de savoir où planter son chevalet. A chaque enfant ensuite de trouver son endroit ideal.
Quelques feuilles de vignes remontent à Adam et Eve. Elles sont conservées hors commerce comme le Ginglet "persoré" [3] sur les Côteaux de l’Hermitage.
Les enfants de l’opulence
Insensiblement l’Hermitage était passé de l’utile à l’agréable : en chemin, le passé montrait à ses enfants une voie jouable : à eux de se frayer leurs chemins dans l’opulence.
Pas si facile pour eux d’entrer dans l’anthropocène [4] sans être eux-mêmes emportés par le courant. Sauront-ils hériter de tout le savoir partagé que l’Hermitage leur mettait sous le nez ?
Les enfants apprenaient à éviter de marcher sur les plates-bandes. En rang d’oignons dans les allées, ils laissaient le terreau meuble. Les mauvaises herbes dans ces conditions se sarclaient sans galère. Sinon, c’était la croix et la bannière à tenir propre les rangées sans effort. A moins que n’en faisant qu’à leurs têtes, ils pulvérisent la terre entière sous un flot de pesticides mortifères.
Sauront-ils mettre leurs pas dans ceux des anciens ? Suivre leur voie toute tracée leur viendra-t-il à l’idée ? Sauront-ils voir une véritable œuvre d’art sous leurs yeux ? Ou bien, aveugles morts-nés. iront-ils chercher à prix d’or la vie dans un musée ?
Les bouquets d’œillets de poètes une fois coupés expriment l’admiration. Ils donnent à la nature le signal d’un nouveau départ : les bourgeons restant renaissent alors de plus belle.
Quand la pluie vient à tomber, les oeillets ne sont plus de saison. Les salades prennent la relève.
L’Hermitage avait donné le meilleur de lui-même aux enfants. Pour les plus grands, quelques maisons du quartier s’ouvraient au grand public.
Jardin d’Hortensias
Une fois sorti des potagers, l’agréable prenait le pas sur la culture de l’utile. Ce qui était un arrangement avec les aléas de l’environnement pour survivre devient alors une certitude de (bien) vivre.
Jardin de la Côte du Jallais
D’artiste trouvant un sens à son état, représenter la réalité devient un véritable métier. La représentation elle-même se dispense d’être partagée par le commun. Elle entre abstraitement de plain pied dans le marché de l’art. Trouver acquéreur signe extérieurement son succès. Même méconnaissable hors sol, la réalité exprimée par un seul homme se partage à prix d’or.
Jardin d’Armelle
Jardin de Florence
Jardins des Toits Rouges
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