Faire d’une pierre deux fours
En fait, le four du 26 aurait dû être mis en marche bien avant. C’était sans compter le coulis d’argile long à sècher. « Un mois minimum » avait préconisé la briqueterie ! Une fois gueule et voûte restaurés, il fallait être prudent : plus d’un siècle d’inactivité avait laissé des traces l’humidité s’incruster. Les chasser progressivement, nécessitait du doigté. Des petites chauffes tout le temps étaient recommandées par les gens de métier. Sinon, les risques étaient les mêmes que pour le four du quartier. Les deux voûtes attendaient la moindre occasion pour s’écrouler tout bonnement. D’où les précautions d’usage début septembre. Finalement, une fois un peu d’humidité évacuée, les deux fours se valaient sur la ligne d’arrivée : bon an mal an, le quartier avaient deux fours en bon état de marche. C’est dire qu’une certaine quantité de bois a été consumée avant et pendant les deux jours. Mais ni le bois ni le pain n’étaient précisément le thème proposé par les autorités. Pour un instant, par conséquent, la restauration et la mise en marche des 2 fours ont été purement et simplement mis de coté.
Scions, scions du bois à la mèreu...à la mère ... heuuuu [1]
Deux jours sont bien peu en réalité pour exposer les lieux insolites du quartier. Ses trésors ne sont insolites qu’à celui qui, étranger, ne s’est pas laissé charmer. Sa richesse est essentiellement un savoir-faire aujourd’hui périmé. Avec tout le progrès technique, la moindre faucille pour herbe à lapin est devenue une faucheuse à fil - s’il vous plait ! Dans la foulée, les tronçonneuses sont devenues électro-mécaniques à la Ville de Pontoise. Du coup, leurs bûches parviennent à l’Hermitage en l’état : il est, paraît-il, interdit de les mettre au format boulanger [2].
La Commune craint sans doute de voir les bûches partir en fumée taillées en allumettes dans les foyers. Interdites de découpe, toutes les billes de la Mairie prennent pourtant un temps fou avec notre technique à l’ancienne. Heureusement, bien avant la date fatidique, les voisins sont habitués à donner un coup de collier. En tenue de travail, ils exhibent leurs outils de toujours : des coins, des haches et tout le saint tintouin. A l’Hermitage, c’est presque devenu le billet d’entrée pour faire partie des Journées. Une fois cette cotisation payée, les choses vont beaucoup mieux. Les ingrédients sont même autorisés à apporter pour manger la pizza de fin de festivité. lls seront incorporés à la pâte pour économiser la chaleur restante du four. A coté d’une poignée de bois crépitante, elle se consumera comme des petits-fours. Mêmes les dames de la commune pourront venir : à l’Hermitage, elles sont dispensées de leurs robes de soirées et des cartons d’invitation : elles sont sûres et certaines qu’une part du gâteau sera leur chasse-gardée. Cette année même elles pourront trinquer [3] au Ginglet, blanc ou rouge, au gré de leur humeur et de leur liberté.
Les jeunes du quartier l’ont bien compris : pour une part de pizza, une seule serpette vaut mieux que 100 tu l’auras ! De ce fait, un jeune est passé sans encombre du petit bois pour barbecue au four du quartier grandeur nature. Dire qu’il est en apprentissage est un bien grand mot vu qu’à l’Hermitage, il n’y a ni examen ni rattrapage : les grosses bûches font des petits, c’est ce qui compte !
Une fois le petit bois coupé, un autre chantier était en route pour les Journées. Mme Vertueux avait prêté sa demeure rue du Chateau-Belger troglodytique. Mme Callandreau avait pris le temps de venir agréer l’endroit bien avant. Malheureusement, elle se frottait à des orties devant l’entrée. Puis Gaby les avait fauchées pour permettre d’entrer les panneaux. Prêts à être montés dès la causerie de la veille, Fabrice pouvait les abandonner en de bonnes mains. Enfin les grilles de la Mairie étaient arrivées pour tout accrocher finalement.
De fait, une présence était bien attestée par les gens du quartier dès les années 1955. Mais personne ne pouvait vraiment dire comment c’était aménagé en vérité. Exposer cette partie intégrante de l’Hermitage, obligeait alors à tout reconstituer artistiquement parlant. Une question restait à se poser : cette demeure troglodytique convenait-elle aux décideurs du thème de cette année ?
Les sites insolites sont à l’honneur officiellement
Cette année, les officiels avaient donc taillé leur thème de campagne à la mesure de nos habitations : les "sites insolites" à l’Hermitage ne datent pas d’hier ni ne manquent pas non plus. [4] Dès l’installation du chemin de fer à Pontoise, les troglodytes étaient l’attraction du coin. “Oiseaux rares” de la banlieue, ils devenaient un but de promenade pour les parisiens de l’époque [5] à mi-chemin entre l’homme des cavernes et les dignes représentants de la Civilisation (avec un grand C). Depuis, les choses avaient bien changées : les troglodytes avec le monde agricole avaient (presque) disparu. La Civilisation avec un grand C avait baissé d’un cran face aux pays émergents. [6] Du même coup, les cartes de visite des vacanciers du XIXème siècle devenaient introuvables même aux Archives très étatiques au niveau départemental. Les guides touristiques dont tout le monde parlait restaient enfouis dans un tiroir du département. Même sur l’injonction des officiels personne ne levait le petit doigt pour les sortir de l’ombre. [7] Les bibliothécaires régionaux préféraient toucher le chômage plutôt que de dénicher la preuve par neuf de l’intérêt pour l’habitat creusé . Il est vrai que ce dernier devenait du plus grand chic, une manière de se distinguer une fois la salle de bain ou la cuisine installée au creux de la roche. Il était grand temps de rappeler à qui voulait l’entendre l’autre face cachée de l’opulence. Elle était partie comme un peu partout en France du monde agricole en voie de disparition. De ce fait, au public, une tension pouvait être représentée dès cette année : d’une part, le dernier cri de l’abondance en plein chômage et de l’autre les grandeurs et la misère du passé.
Tâche bien ardue, s’il en fut, puisque le quartier - combien de fois faudra-t-il le répéter ? - est une enclave de tradition orale sans papier pour le démontrer. [8] De toutes les manières, traduite par écrit, elle est trahie du même coup. Sa vocation était de disparaître une fois les troglodytes relogés avant que les habitations ne soient prises d’assaut par les gens plus aisés. L’Hermitage avait déjà vécu cette intrusion lorsque les guinguettes sur le bord de la Marne avaient fait tache d’huile sur l’Oise : une vague de "Maisons bourgeoises" avaient alors agrémenté le quartier au point d’attirer l’attention justifiée des peintres. Elles venaient mettre un peu de piment chez les maraîchers aux demeures rustiques plus robustes et bien bâties. Car les trous de boulins sur la façade l’attestent, disait M.Dassé. Un empoutrement soutenait certainement un premier étage au dessus de la demeure montrée au public. Une roche en saillie de la falaise corrobore les données cadastrales. Une habitation construite allait de paire avec la demeure troglodytique. A croire que l’une n’allait pas sans l’autre comme plusieurs autres exemples l’illustrent non loin de là.
C’est exactement ce grand écart qui était offert à la dégustation des 100 visiteurs organisés par la Mairie. Deux groupes passaient de la demeure de Mme Schmidt [9] à la Maison rouge où habite Fannette : entre les deux, près de 60 ans séparent le dénuement [10] de l’abondance.
Quel changement ! Seul les besoins restaient les mêmes alors que les moyens de les satisfaire, en un peu plus d’un demi-siècle, sont passés de la nuit à l’aube. Désormais, la cuisine ne se fait plus sur un poël à charbon mais profite de tout le confort moderne. De même, la salle de bain aménagée selon les normes actuelles fournit l’eau chaude au robinet : finies les corvées d’eau, de petits bois ou de charbon des années 50 qui espaçaient nécessairement les toilettes autant que les lessives.
Pendant la causerie, le personnel de la Mairie en avait été brutalement informé. Une pyramide de Maslow leur mettait les points sur les "i". Les troglodytes de l’Hermitage étaient localisés à la base. Pour eux, pas moyen de s’élever même à la force du poignet. [11] Seules les élites avaient accès au domaine de l’être. [12] Les habitants sous roche, quand ils pouvaient l’espérer, se cantonnaient à celui de l’avoir. Chez les troglodytes pourtant, là comme ailleurs, les ressources n’étaient pas uniformes, loin s’en faut. Certains étaient riches au point d’avoir une armoire ou un lit à baldaquin tandis que d’autres devaient se contenter d’un mobilier encore plus réduit.
La demeure de Mme Schmidt était une illustration probante des conditions de vie de sa catégorie. Ayant accès à son potager [13] Mme Schmidt ne mourrait certainement pas de faim. Elle se trouvait en tous cas parmi des gens comme elle [14] qui « partageaient ce qu’ils n’avaient pas ». Ainsi, elle pouvait échanger fruits et légumes entre voisins. Quant à la viande, d’abord elle n’en mangeait certainement pas tous les jours. Ensuite, lapins ou poules remplaçaient avantageusement la viande de boucherie trop coûteuse pour ses moyens.
Certes, dans son habitation, l’eau n’était pas vraiment courante. De ses arrosoirs, elle coulait dans l’évier par simple transvasement : à deux pas, sans débourser un centime, elle pouvait en ramener chez elle tant qu’elle voulait. Ainsi, une fois Mme Schmidt lavée, de lévier, l’eau coulait d’elle-même vers un puisard. [15]. Même pour le linge, Mme Schmidt ne manquait de rien. L’eau de la pompe suffisait amplement au peu de vêtements qu’exigeait l’Hermitage. [16] Seul son fort accent la faisait remarquer quand elle bougonnait contre les garnements du quartier.
Ses conditions de vie étaient des plus simples dans le fond de sa demeure. Pour s’éclairer, le soleil mis à part, elle disposait sans doute d’une lampe [17] à carbure [18]. L’hiver, grâce à elle, Mme Schmidt ne se couchait pas trop tôt. Et le matin, elle pouvait rester un peu au chaud. En l’absence de chaleur animale, avait-elle, en plus de sa cheminée, un chauffage d’appoint ? Personne ne peut répondre à coup sûr de son confort élémentaire. Dans le doute, un poël à pétrole ne s’est pas abstenu de l’évoquer pour le public. De cette manière, les visiteurs pouvaient se rendre compte de la température ambiante sous la roche. Leur réaction ne s’est pas faite attendre : nombreux se sont étonnés : "il n’y a pas si longtemps que ca ! 1955 n’était pas l’âge des cavernes pour une habitation sous roche moderne. D’autant plus qu’après cette date, elle s’est trouvée non loin de là, une chambre dans une maison "construite en dur".
L’Hermitage inaugure un deuxième four
L’hommage rendu à Mme Schmidt n’escamotait pas l’intérêt du public pour le pain du quartier. Sous peu, un deuxième four devait être lancé à l’Hermitage. Pour ce faire, M. Locquet faisait son entrée très remarquée. Comme les boulangers depuis plusieurs années, il fait partie à part entière de la Confrérie des Talmeliers : il en porte même l’étendard. C’est dire que M. Locquet est tout à fait adapté pour inaugurer le four du 26.
Une main experte est nécessaire pour renouer avec un art tombé en désuétude depuis un siècle. Il peut même se faire la main [19] sur le four de l’Hermitage parfaitement rodé à cet effet.
Si le four de l’Hermitage monte correctement en température, le nouveau venu, sous cet aspect, reste à tester entièrement. Au dessus de la voûte, aucune réserve ne vient emmagasiner la chaleur : l’introduction des pâtons sous la voûte risque, dans ces conditions, de faire chuter la température. De ce fait, ils ne subiront qu’un faible choc thermique, insuffisant en tous cas pour obtenir une mie fine et légère. Essayer avec un certain doigté est par conséquent un passage obligé pour réussir la première fournée.
Une fois le four inauguré, les habitudes de l’an passé reprenaient leurs droits aisément. Bo avait lancé la mode du plat suédois " Kalops" pour l’occasion. C’est un peu un boeuf bourguignon où une épice [20] "le poivre de Jamaïque" inconnue à l’Hermitage remplace le vin pas cultivable en Suède. Une fois le miracle de la substitution accompli, le plat est offert à l’appréciation des boulangers de cette année.
Les courgettes partent comme des petits-pains !
Après les coings vite empotés en confitures, Mme Malherbe avait encore des courgettes à donner au quartier. Entre deux fournées, M. Locquet les a vu partir comme des petits pains. Non que le four de l’Hermitage soit devenu "drive" comme les entrepôts des grandes surfaces. Mais il a montré qu’il écoulait avec bonheur le surplus de la production des potes- âgés.
[21]